Les dauphins ne savent pas nager

La Coopération dynamique, démarche générative d’évolutions systémiques, s’appuie fondamentalement sur l’expérience de la diversité. J’utilise le terme « évolutions » dans un sens proche de celui utilisé dans l’expression « évolution des espèces ». Lorsqu’une espèce vivante évolue, ce sont ses caractéristiques qui évoluent, de génération en génération. Une espèce étant reliée à son environnement et aux autres espèces, directement ou indirectement, son écosystème proche va se trouver lui aussi dans une dynamique d’évolution du fait de cette évolution.

A plus long terme, c’est l’ensemble de l’écosystème vivant qui va s’en trouver impacté, car le vivant dans son ensemble est interdépendant. Considérant ainsi l’évolution comme dynamique naturelle du vivant, la Coopération dynamique s’en inspire pour reproduire les conditions favorables à l’évolution systémique d’un groupe, d’une équipe, d’une entreprise…

L’une des conditions favorables est la diversité.

Les outils et méthodes utilisés en Coopération dynamique cultivent et favorisent l’expression de la diversité tout en donnant les méthodes et outils pour générer des décisions convergentes grâce à cette diversité. En cultivant la diversité sous ses multiples formes (diversité des points de vue, des sensibilités, des approches, des expériences, des façons de penser (1) ) et son expression de façon adaptée à la situation, les conditions deviennent optimales pour générer des évolutions importantes et durables du système en apprentissage de Coopération dynamique.

Cependant j’observe souvent une confusion entre diversité et divergence. Ces termes enveloppent deux expériences de nature différente, que nous apprenons à distinguer lors des premières expériences de Coopération dynamique. Cet apprentissage se fait de deux façons : une distinction d’ordre intellectuel que j’appelle clarification, et une distinction d’ordre phénoménologique (2) que j’appelle discernement.

Prenons un exemple avec la natation.

Si je lis, et mémorise, l’encyclopédie de la natation, je ne sais toujours pas nager. Ce n’est que lorsque je serai dans l’eau que je ferai l’expérience de la résistance de l’eau, de la coordination du corps, du rythme, de la respiration aquatique…A la lumière de cet exemple, trois dimensions distinctes apparaissent :

1. Le savoir : nous savons ce qu’il faut faire pour nager (l’encyclopédie)

2. La perception directe : nous sommes en capacité de nager – sans aucun savoir sur la natation, c’est le cas des bébés par exemple, ils sont d’ailleurs bien incapable d’expliquer ce qu’ils font. De même le dauphin ne « sait pas » nager, il nage, c’est tout. Lorsque nous disons que le dauphin « sait » nager, ce n’est pas juste une projection du comportement humain, c’est une double confusion entretenue par notre langage. La première erreur est la projection d’un attribut humain (savoir) sur un animal, la seconde, plus difficile à déceler, est que ce que nous projetons est faux aussi : nous avons (éventuellement) appris à nager mais nous n’avons aucune connaissance (intellectuelle) sur la natation. Notre corps a mémorisé ce qu’il doit faire pour nager. Ce défaut de langage entretient la croyance que pour faire quelque chose, il faut « savoir » le faire, le mentaliser. J’espère vous en avoir convaincu avec ce contre-exemple que ce n’est pas le cas (3).

3. La conscience : nous sommes en capacité de nager et nous savons ce que nous faisons pour cela. La perception directe est connectée avec la connaissance.

Nous sommes donc capable de savoir sans percevoir, de percevoir sans savoir (ce que nous appelons aussi parfois l’intuition), de percevoir et de savoir dans le même temps (ou presque).
Ainsi nous pouvons définir 2 notions :

– Clarifier (clarification) lorsque l’entendement se fait via le mental, au niveau du mental. Il s’agit alors d’une compréhension-connaissance intellectuelle (savoir), acquise par la voie du langage. Clarifier la définition de deux concepts, donner la définition de deux notions en sont des exemples, l’encyclopédie de la natation.

– Discerner (discernement) désigne la perception directe, sensible (qualitative), de l’expérience vécue, la connaissance intuitive.

Cette double approche de clarification/discernement, quantitatif/qualitatif, permet une connexion intellectuel/sensible, générative de conscience. Le piège dans lequel notre mental nous entraîne bien souvent est la confusion entre la conscience et la mentalisation. La mentalisation peut donner l’illusion de la conscience par le maniement du savoir et des concepts, mais seule la perception directe connectée à un savoir fait émerger la conscience.
Ainsi, l’un des premiers apprentissages de la Coopération dynamique est la perception directe de la diversité.

Nous savons tous ce qu’est la diversité depuis longtemps, cependant, il est plus rare que nous en ayons développé la perception directe. C’est ce que nous ressentons confusément lorsque nous voyageons dans des pays de culture très différente comme l’Inde ou la Chine par exemple. Mais à bien y regarder, nous pouvons être au contact de la diversité avec notre voisin de pallier ou de bureau. La diversité n’est pas non plus la différence. Il y a différence lorsqu’il y a comparaison, et comparer c’est essayer de relier et de ramener sur un même plan ce qui justement ne l’est pas.
La diversité nous met au contact de la limite irréductible de ce que nous sommes, et de ce que l’autre est. L’autre est autre. L’autre n’est pas un « autre moi ». Dis autrement, apprendre à coopérer c’est d’abord clarifier et discerner ses limites. Nous serons ensuite en mesure de faire de même avec celles de l’autre. Alors nous pourrons faire ensemble en conscience de nos limites respectives, respectueux de la singularité de chacun (sans chercher à changer ce que chacun est) mais en étant créatif sur ce que nous allons faire ensemble, fort de ces limites.

Lorsque la comparaison avec l’autre est à l’œuvre, nous ne percevons pas l’essence de la diversité. Le sentiment de divergence est généré par la comparaison (mentale) et non par la perception directe de la diversité. C’est notre attitude face à la diversité qui peut être générative de divergence, pas la diversité en elle-même. Lorsque nous comparons, nous faisons naître un sentiment de divergence qui peut évoluer en opposition et en conflit. Lorsque nous avons conscience de la diversité (savoir et perception directe reliés), alors celle-ci peut devenir une richesse, latente, sur laquelle notre créativité va s’appuyer pour faire évoluer la situation vers le nouveau.

Ainsi, la divergence est à la diversité ce que le vertige est au vide. Pour apprendre à coopérer, il nous faut d’abord apprendre à être serein face au vide.

Laurent Stoffel