La planète des chiens

Je proposais dans l’article du 29/02/16 « Regardez comme les branches poussent !» d’appréhender « le changement » comme une expérience sensible : une évolution de la qualité (au sens de caractéristique) de l’expérience vécue.

L’odorat d’un chien est beaucoup plus développé que celui de l’homme. Les spécialistes disent 1 million à cent millions de fois mieux que nous. Ce « mieux » ne nous est pas accessible : ce n’est pas plus de perception, c’est une perception qualitativement différente. Nous ne pouvons pas savoir ce que c’est que de sentir l’orage venir par l’odeur de l’ozone ionisée de l’air. Nous ne pouvons pas imaginer ce que c’est que de sentir une goutte de vinaigre diluée dans 50 litres d’eau. Ce n’est pas « plus » que nous, c’est autre chose. Le chien perçoit le monde par son odorat. L’odorat n’est pas une capacité du chien, il participe de ce que vit le chien.
Alors imaginons un instant « La planète des chiens ».

Sur cette planète, l’intelligence des chiens se développa. Ils inventèrent un langage articulé et développèrent une conscience de chien. Pour « vivre ensemble », les chiens s’aperçurent que toutes les odeurs qu’ils percevaient sans cesse et qu’ils ne pouvaient nommer étaient ingérables. Elles étaient « ingérables » justement parce qu’ils n’arrivaient pas à nommer ce qu’ils sentaient et à en parler entre eux. Ils ne s’aperçurent pas qu’autrefois ils « géraient » ces odeurs sans avoir besoin d’en parler. Ils ne voyaient pas que l’utilisation d’un langage pauvre par rapport à la puissance de leur odorat générait des difficultés. Plus les chiens faisaient confiance à leur nouveau langage, moins ils se comprenaient. Au lieu d’enrichir leur langage, ils apprirent en quelques générations à moins sentir.
Ainsi langage et sensation devinrent cohérent, du moins en apparence, et ils purent « mieux vivre » ensemble. Cependant leur capacité d’adaptation s’en trouva altérée. De plus en plus d’intoxications se produisaient. La population des chiens diminuaient de façon dramatique : ils étaient devenus des proies faciles pour les ours. Ils ne sentaient plus les prédateurs s’approcher.
Pour se sauver, les chiens allaient devoir retrouver leur odorat.

Pendant les premières années de notre vie, le monde n’est que sensations. Nous percevons notre environnement à travers nos sensations et notre sensibilité. Nous faisons l’expérience de l’inconnu, du changement permanent autour de nous et en nous. Nous n’en conservons pas le souvenir conscient mais ce sont des moments de joie car nous aimons apprendre et découvrir. L’énergie, le sourire et le regard lumineux d’un enfant explorant son environnement nous parlent de notre propension naturelle à la découverte.
Nos explorations nous mettent au contact direct de l’inconnu. Ce peut être une chute, une maladresse que les parents appellent « une bêtise » et réprimandent, une rencontre avec un animal agressif ou affectueux… Ce contact s’accompagne d’expériences émotionnelles variées : plaisir, frayeur, peur, joie… Un enfant passe rapidement et facilement d’une émotion à une autre, les montagnes russes émotionnelles lui sont faciles. Il ne « comprend » pas ce qu’il vit, il ne le nomme pas non plus, mais cela ne le gêne pas pour vivre spontanément, il réagit à ce qu’il ressent. L’adulte regarde souvent cette capacité comme de la versatilité, de l’inconstance, voire de l’inconsistance, plutôt que, comme une capacité d’adaptation et une vitalité remarquable.
La famille est la première structure sociale dont nous faisons l’expérience dans notre vie. Le langage y est le mode d’interaction sociale privilégié. Le langage est un code, pauvre au regard de la richesse de l’expérience humaine sensible.
Nos émotions sont envahissantes car elles ne se vivent pas au niveau conscient : nous ne « comprenons » pas (par définition) ce que nous ressentons.

Lorsque le psychisme de l’enfant se développe, il ne « comprend » pas ce qu’il vit. Si l’enfant est soutenu dans ces situations, il apprend à vivre ce qu’il ressent, même si le ressenti est désagréable comme la peur, la honte ou le découragement. Si ce soutien manque, il est démuni face à ce qu’il se passe en lui, il développe alors des stratégies d’évitement. Il apprend alors à projeter, voire à se couper de ce qu’il ressent. Ces stratégies se transmettent de génération en génération. Si nous n’avons pas appris à être en contact avec notre peur, nous éviterons d’être au contact de la peur de l’autre, même s’il s’agit de notre propre enfant. Nous essayons alors d’être « rassurant » en lui disant qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur, mais c’est de notre propre sentiment de sécurité dont nous nous préoccupons à ce moment précis, non de celui de l’enfant. Dans la peur, il n’y a effectivement rien de rationnel, par essence. Si nous voulons soutenir notre enfant, c’est en accueillant et en partageant sa peur sans l’éviter ni la disqualifier. Si l’enfant sent que l’adulte refuse le contact avec la peur, il refusera lui aussi ce contact. Si l’enfant sent que l’adulte accepte le contact de sa peur, il prendra le risque de la vivre. C’est le contact et la présence d’un parent capable de nous accompagner sur les montagnes russes émotionnelles dans la période où le langage et le psychisme se développent qui nous apprend à vivre sereinement notre sensibilité. Ainsi se transmet « l’apprentissage émotionnel » de génération en génération.

Notre socialisation se poursuit à l’école, à travers nos amitiés, nos études, notre travail. Au contact de ces autres structures sociales, notre apprentissage émotionnel va se poursuivre à travers des interactions sociales codifiées : pour vivre « harmonieusement » au contact des autres, nous devons parfois apprendre à mettre notre sensibilité de côté, ou du moins tel est le code social en vigueur. Nous apprenons que notre sensibilité est mal venue, voire honteuse. Ainsi l’entreprise n’est pas le lieu de « sensiblerie », « on ne vit pas dans un monde de bisounours ».
Ceux qui tentent de passer outre risquent d’être marginalisés. Petit à petit, nous comprenons au cours de nos expériences de vie que la plupart des structures sociales laissent peu de place à l’expression ou à l’écoute de notre sensibilité et de celles des autres. Pourtant, seule notre sensibilité nous permet de nous ajuster les uns aux autres et à notre environnement. Le langage ne nous permet pas de le faire, même s’il en donne l’illusion.

L’être humain d’aujourd’hui est un être hybride issu d’une construction culturelle/sociale et de siècles d’évolution. Dans cette hybridation, nous avons développé nous même notre inaptitude. Comme être vivant nous sommes naturellement doués pour le mouvement de la vie. Comme êtres sociaux, nous avons développé à l’échelle des sociétés humaines des structures transgénérationnelles conscientes (les lois, les normes, le langage…) et inconscientes (les coutumes, les habitudes, l’éducation familiale…). Ces structures sociales sont des repères et des codes pour vivre ensemble. Elles sont donc, par nature, résistantes au changement car leur raison d’être est de fournir un cadre stable et rassurant.

La « domestication » de l’homme par l’homme, que nous appelons socialisation, nous coupe de notre capacité intuitive et naturelle d’ajustement au monde. Nous avons généré, entretenu et développé au fil des générations cette difficulté, et nous lui avons donné un nom : résistance au changement. Nommer ainsi cette difficulté la fait apparaître comme une caractéristique humaine naturelle, et non comme un construit social. Nous lui avons aussi donné un nom scientifique issue de la biologie : l’homéostasie. Mais là encore la confusion est présente.
La définition Larousse de l’homéostasie est illustrative : caractéristique d’un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre. En quoi conserver un état d’équilibre signifie résister au changement ? A-t-on déjà vu un arbre coupé de la lumière par la croissance d’un autre arbre « résister au changement » ? Pour conserver son équilibre, l’arbre va croître vers la lumière en s’adaptant.
Une toupie est stable et en mouvement. La stabilité, l’équilibre, le mouvement et le changement ne s’opposent pas.
Nous avons donc intérêt à reconsidérer notre vision du changement pour employer notre créativité et notre capacité d’action. Nous sommes acteur-créateur de nos structures sociales. Nous pouvons décider et apprendre une autre façon de faire avec nos enfants. Nous pouvons décider d’une autre façon de travailler ensemble. Et nous pouvons apprendre à construire des structures sociales génératives d’une dynamique où l’ajustement est simple, intuitif, nourrissant.

Cette vision nous a conduit au design, à l’expérimentation et la pratique des espaces de coopération, fondement de la Coopération dynamique.
Ces espaces singuliers permettent à chacun d’être soi-même de façon simple et intuitive, de retrouver sa capacité d’adaptation et de créativité naturelle.

A suivre

Laurent Stoffel